Amateur de bouffardes, au passé de grand voyageur, Maurice Dufresse (alias Pierre Siramy) vient de faire paraître un ensemble de récits sous la forme d'un livre numérique. Son titre: "Bombay song et autres nouvelles" *, dans lequel la pipe est très présente. À l'occasion de cette parution, voici un texte que l'auteur a spécialement adapté pour Pipe Gazette.
Grand fumeur de pipes — il en possède plus de 300 — Maurice Dufresse, dit Pierre Siramy, a servi comme officier dans la Marine nationale française, puis a travaillé dans les services de renseignement (DGSE). En 2010, il a fait paraître chez Flammarion "25 ans dans les services secrets", ouvrage coécrit avec Laurent Léger. Dans "Naissance en 15° Ouest", il nous livre ici un moment de sa vie. Un récit qui relie son métier de marin, sa famille et... une pipe Parker.
N A I S S A N C E E N 1 5 ° O U E S T
Je ne peux
pas être plus précis, désolé. Nous étions en opération. Bien sûr, je connais la
position exacte, à la minute près. J’étais chef de quart sur l’escorteur
d’escadre Vauquelin et je venais de faire le point avec le radar, les amers
étaient trop loin et la brume empêchait de voir les étoiles.
15 degrés
Ouest, quelque part dans le golfe de Gascogne.
Nous
protégions un sous-marin nucléaire. Nous étions en mer depuis une petite
vingtaine de jours alors que le Redoutable avait quitté ses amarres de l’Ile
Longue depuis moins d’une semaine.
La routine,
en fait. C’était notre job, accompagner les SNLE avant leur campagne en eaux
profondes pour veiller à ce qu’ils ne soient pas pistés par quelques bâtiments
soviétiques (le Mur n’était pas encore tombé et l’ennemi restait le Rouge).
C’était notre job aussi de les ramener à bon port. Un sous-marin était toujours
un peu sourd et aveugle quand les fonds n’étaient pas profonds.
Pas tant la
routine que ça, pourtant. Cette fois, le Redoutable devait essayer un nouveau
missile stratégique, le M1. Le Poincaré avec ses grandes antennes était posté
au large de la Guyane pour suivre la trajectoire. Nous, nous étions là pour
récupérer les plaques de carbone que lâchait le missile lors de son changement
d’état, de son passage de l’eau à l’air. Nous étions là aussi pour surveiller
un étrange chalutier battant pavillon soviétique et qui naviguait à 2 nœuds
dans une mer déjà formée. Il roulait bord sur bord. Nous aussi. Ce n’était pas
confortable, il fallait avoir le cœur bien accroché, en d’autres termes, le
pied marin. Nous étions à 500 yards l’un de l’autre depuis deux bons jours.
Le mois de
juin de cette année-là était frais et en passerelle, la nuit, nous portions
tous notre blouson de mer et justement cette naissance eut lieu la nuit, le 1er
juillet de 1981.
Je venais à
peine de quitter la Jeanne d’Arc, le navire-école de la Marine nationale, celui
qui formait les officiers, qui leur apprenait à se parfaire à la navigation.
Neuf mois de mer. Tout juste à quai, j’embarquais sur le Vauquelin, un bateau
qui avait mon âge. Sa machine portait en gros caractères 1955. 138 mètres
de long, 270 personnes à bord. Un bâtiment fin et très marin qui filait à 30
nœuds en pleine vitesse laissant derrière lui une vague de plus d’un nautique,
presque deux kilomètres. La beauté à l’état pur. J’étais, avec deux autres
officiers, chef du quart, c’est-à-dire que j’étais responsable pendant trois ou
quatre heures, le temps d’un quart, de la conduite du navire.
L’image est
d’Épinal. Qui dit mer, dit marin, qui dit marin, dit pipe. Ce n’est pas pour
rien que les boites de tabac sont décorées avec des bateaux ou portent des noms
évocateurs. Je pense au flake Navy Cut. Un bon tabac, même si je n’aime pas
trop les flake. Il faut avoir la technique pour les bourrer dans sa bouffarde.
Pas commode. Plier la fine plaque de tabac, la rouler à la taille du fourneau
ou malaxer les brins dans la paume de la main. Non, rien à faire, ce n’est pas
mon truc.
Vous l’avez
compris, j’étais un marin fumeur de pipe, en plus j’en ai beaucoup, souvent, du
moins à cette époque, achetées pendant mes escales. Elles étaient toutes
parfumées par les embruns ou par les senteurs orientales et même souvent les
deux. Pendant mes longues heures de veille, les jumelles autour du cou, je
tirais doucement sur ma bouffarde, une courbe ou une droite, suivant l’humeur
du moment ou l’activité du bord. Pendant les ravitaillements en mer pour faire
le plein de gazole, je prenais une droite musclée que je serrais entre les
dents, sans violence, mais fermement. Bien sûr, ces bonnes compagnes, je les ai
toujours. Elles sont là, imperturbables et vaillantes fumeuses, chargées de
souvenir. Elles ont vu le monde.
Alors que je
vous écris, j’ai à la bouche une grande Dunhill avec une bague en argent. Elle
a un foyer haut comme je les aime parce qu’ils favorisent le fumage. Elle vient
de Singapour, achetée dans un grand hôtel, un Hilton. Je l’ai choisie ce matin
pour qu’elle ravive mes souvenirs et pourtant ce ne sera pas elle l’héroïne.
Non, celle dont je vais vous parler est bien rangée dans un étui en tissu,
posée dans un tiroir, en retraite après 20 ans de bons et loyaux services. Une
belle bruyère sablée, noire, qui pourrait encore fumer si je ne m’étais pas
livré à un déculottage catastrophique au point de la fragiliser. Je m’en veux
encore de ce geste inconscient qui l’a rendu fragile, inapte au service actif.
Je m’en veux parce qu’elle est au cœur de l’histoire que je vais vous raconter,
parce qu’elle m’avait été offerte par ma mère lors de mon entrée en classe
préparatoire, c’est dire qu’elle n’est pas jeune. C’est une Parker, une
sous-marque de Dunhill, donc elle a un défaut, mais, je vous rassure, je ne
l’ai jamais vu, Pierre Voisin, mon maitre-pipier personnel, celui de la Pipe du
Nord, non plus. Au fait, il l’appelle la « vieille dame ». Il en
connaît l’histoire.
Il devait
être pas loin de 22 h. J’avais pris le quart à 20 h après un dîner
copieux, qui tenait au corps. C’est vrai, la Marine n’offre pas une vie de
famille très riche et le marin ne voit guère ses enfants grandir, mais cette
existence avait ses avantages, notamment la table ou le fait de fumer sans
avoir à faire un référendum, sans entendre les jérémiades d’une épouse mal
lunée qui ne supporte pas l’odeur du tabac. On n’entendait pas les « Ah
toi et ton tabac ! », les « Tu ne penses pas aux
enfants ! » ou encore « Tu dépenses l’argent du ménage avec des
bêtises, alors que j’ai vu un très joli sac à main ! ». Bien sûr,
dans ce cas et pour la paix des couples, il ne faut surtout pas dire
« Mais, des sacs, tu en as déjà quinze », l’épouse aimante serait
capable de compter vos pipes et moi, j’avoue que j’en ai autant que des paires
de chaussures chez une riche héritière, c’est peu dire. En fait, dans cette
situation matrimoniale complexe, il faut soit changer de femme (à notre époque,
c’est jouable, mais en sachant que la suivante devra aimer la pipe et le
tabac), soit changer de métier. Moi, j’avais choisi la Marine, heureux homme.
Imaginez, il m’a fallu attendre 4 ans pour apprendre que mon commandant ne
supportait pas l’odeur de mon tabac quand il y avait gros temps. J’avais bien
constaté qu’il était peu présent en passerelle quand j’étais de quart, je
croyais qu’il avait confiance en mes qualités de marin. Pas du tout. Quelle
désillusion ! Il ne supportait tout simplement pas ma pipe. Il est vrai
que je fumais alors du Gris au parfum un peu fort. Mais, je rassure les
bienpensants, maintenant il est interdit de fumer sur les bâtiments de guerre.
C’est le commandant qui dit « Va dehors avec ta pipe ». Le luxe et la
joie de vivre se perdent. D’ailleurs, la porcelaine, l’argenterie et le cristal
ont abandonné les carrés des officiers au profit du pyrex et de l’inox.
Je profite
donc de cette petite chronique pour renouveler mes excuses à ce commandant,
plutôt piètre marin. Si j’avais su à l’époque, j’aurais bourré ma pipe avec du
Prince Albert, comme aujourd’hui.
Je m’arrête
un instant. Il faut que je tasse doucement une belle cendre argentée pour
garantir le bon tirage de ma bouffarde.
Dieu que la
fumée est bonne, je l’ai ranimée par quelques petites bouffées nerveuses,
celles qui permettent d’économiser une allumette.
Où en
étais-je ? Ah oui, j’étais de quart. Il était presque 22 h. Le pacha
venait d’écrire ses ordres pour la nuit sur le journal de bord. Je les avais
lus attentivement.
- C’est clair ?
- Oui, commandant. On continue à rester
aux côtés du chalutier et s’il quitte la zone de tir on fait route plein ouest,
au 270 avec une vitesse de 12 nœuds.
- En attendant, vous gardez le
Soviétique à la vue… Le tir a lieu demain matin… Nous aviserons pour le faire
dégager.
- Bien, commandant. Bonne nuit.
- Merci, bon quart. N’hésitez pas à me
réveiller au cas où.
- Oui, commandant.
En fait,
chaque soir à la même heure le dialogue entre le commandant et le chef de quart
était toujours le même, la route à suivre pour la nuit, le réveil du pacha en
cas de problème. Un rituel auquel se pliait tout bon officier. Et un soupir
d’aise suivait ce cérémonial. Enfin seul en passerelle. Je profitais souvent de
ce moment pour me bourrer une nouvelle pipe. J’en emportais toujours deux quand
je prenais ma veille. Une que je posais sur la table à cartes pendant que je
fumais l’autre. Même si j’étais très attentif à la sécurité nautique, je
surveillais toujours la bouffarde au repos par peur qu’un coup de roulis ne la
mette à terre. Mon Premier Maitre, responsable des veilleurs, avait l’esprit
taquin et s’amusait souvent à mettre une pile de papier sur ma pipe froide.
D’un geste agacé, mais rieur, je déplaçais gaillardement le tas pour redonner
de l’oxygène à ma belle.
Cette
nuit-là, le fond de l’air était vraiment frais et j’avais fermé mon blouson de
mer. Je regardais le chalutier. Je savais qu’à son bord il y avait un jeune
officier qui, comme moi, respirait la mer, l’œil et l’ouïe tendus, à la
recherche du moindre signe, d’un gémissement. Un gémissement oui, parce qu’un
bateau, ça parle, surtout dans le silence de la nuit. La différence qu’il y
avait entre nous, c’était seulement la connaissance de la mission. Lui, il
savait où il allait, moi, je ne faisais que le suivre et à deux nœuds on ne
fait pas beaucoup de chemin. Vers 23 h, il avait accéléré, pour passer
très vite à 8 nœuds, puis 12 et gardait cette allure. Il quittait rapidement la
zone de tir, prenant une route qui le conduisait vers la côte et les premiers
phares.
Pourquoi
cette inquiétude nouvelle ? Pour aucune raison, peut-être parce qu’on
était resté trop longtemps à une faible vitesse. C’était des choses qui
arrivaient. Un silence de cathédrale s’imposait sur toute la passerelle, juste
brièvement rompu par les crachotements de la radio calée sur la fréquence de Saint-Lys
qui lançait ses bulletins météo et ses messages personnels aux navires du
monde, jamais des nouvelles tristes. Celles-là, elles sont toujours connues
trop tôt.
J’avais pris
ma Parker qui attendait son tour bien sagement. Je l’ai tapotée doucement comme
pour la dompter. J’ai soufflé dedans au cas où un brin malheureux aurait bouché
le tuyau. J’ai sorti ma blague de la poche droite de mon blouson de mer. Je
l’ai déroulée et j’ai puisé délicatement une petite pincée de tabac que j’ai
laissé tomber dans le foyer de ma bouffarde. J’en ai pris une autre, puis une
autre encore, sans tasser, et ça jusqu’en haut. Je lissais le tabac avec mon
doigt pour pas qu’il en dépasse. Je regardais l’heure pour évaluer mon temps de
fume avant de quitter mon quart pour rejoindre ma chambre et dormir. Elle avait
la contenance qu’il fallait. J’écoutais Saint-Lys radio, surtout les messages
personnels. J’avais une légère appréhension tout en me disant « c’est pour
cette nuit ». À part Saint-Lys, nous n’avions pas d’autres liaisons avec
la terre, tout ça pour ne pas être repéré. Après tout, nous étions en
opération. Je regardais l’écran du radar de navigation, j’avais choisi la plus
grande échelle et je voyais dans une lumière jaune l’estuaire de la Gironde et
ses points remarquables. Je relevais trois azimuts et, la pipe aux dents, mais
toujours éteinte, je traçais des lignes avec la règle Cras. Je dessinais un
petit triangle. Je posais mon doigt sur la carte. Nous étions là par 15° Ouest.
Je me redressais, prenais le journal de bord et notais l’heure,
23 h 15. Je posais ma pipe à la place du stylo et me livrais à un
petit travail d’écriture. Une fois la chose faite, je reprenais ma bouffarde et
je tétais à cru. Le tabac avait bon goût, même sans fumée. Je n’avais pas dans
l’idée de l’allumer. Saint-Lys Radio se mit à crachoter.
« Appel
à tous les navires, appel à tous les navires… ceci est un message personnel…
ceci est un message personnel… ».
J’étais à
l’écoute. Le veilleur tribord interrompit la douce voix de la speakerine, une
voix à damner tous les marins du monde.
- Lieutenant, on ne voit plus le
Russe !
- Mais, taisez-vous.
J’avais un
pressentiment. Ce Popov ne m’intéressait plus du tout. La voix reprenait son
message personnel.
« La
petite Émilie est née ce jour à 21 h GMT… La maman et l’enfant vont
bien… ».
Le barreur
bougea de son siège.
- Alors Lieutenant, on est papa ?
Les heures
de mer sont longues et l’équipe de quart forme une véritable famille. Tout
finit par se dire, mais avec la plus grande pudeur.
- Oui, je suis papa.
J’étais
fier, très fier et en même temps la retenue s’imposait. Il fallait se donner
une contenance. Pas question de sabrer le champagne, ce serait pour demain, à
midi, quand je ne serai pas de quart. Je prenais ma boite d’allumettes, je
craquais un de ces petits bouts de bois qui me donna une belle flamme, une
flamme qui vint naturellement se promener au-dessus de ma pipe. Je tirais
dessus trouvant là prétexte à garder le silence. Les premières bouffées étaient
délicieuses, douces comme le lait d’une mère. Ma bouffarde fut témoin de ma
joie et de mon émotion. Elle me permit aussi de retrouver ma place dans ce
sanctuaire.
- La barre à gauche 15 !
- La barre est 15 à gauche !
Une minute, deux minutes.
- La barre à zéro !
- La barre est à zéro !
- Gouvernez comme ça, au 2. 7. 0.
- Gouvernez au 2. 7. 0.
- Bien.
Cet échange
était comme le répons dans un monastère. Tout le monde connaissait sa
partition. Je m’appuyais sur la barre de sécurité et je tirais doucement sur ma
pipe en pensant que, dans quelques années, la petite Émilie me tendrait mes
allumettes pour me donner du feu. Qui a dit que les enfants n’aimaient pas
l’odeur de la pipe ?
Émilie est grande maintenant. Elle a trente-trois ans. Aujourd’hui, elle apprendra comment j’ai vécu sa naissance. Je reprends ma bouffarde. Tout son tabac est consumé. Il est temps de s’arrêter.
Pierre Siramy
Vous trouverez une nouvelle similaire, et bien d'autres, dans le recueil "Bombay song et autres nouvelles", de Maurice Dufresse.
VUES
5 commentaires :
C'est toujours un plaisir de lire l'ami Siramy. Merci.
Je vous donnerai un avis plus précis des que j'aurai lu le livre. Mais la présentation me donne envie de le lire
Jack
Je viens de l'acheter en ligne aussi et je vais partir à l'aventure. J'ai déjà lu du Pierre Siramy/Maurice Dufresse.
Le début est prometteur et donne envie de connaître la suite.
Merci, cette nouvelle est bien tournée et pipe en est l'objet fétiche. Je vais lire les autres.
Enregistrer un commentaire