Dans "Vacances obligatoires", récit autobiographique datant de 1976, l'écrivain Georges Simenon évoquait ses pipes, affirmant qu'il avait acheté la toute première à l'âge de treize ans. En voici quelques paragraphes.
Je garde donc mes pipes. Si elles sont si nombreuses, il y a à cela une raison fort simple. Je suis devenu petit à petit un vieil homme. Les romans et les événements heureux ont été et sont encore nombreux dans ma vie. Le nombre de pipe s'est donc accru avec le temps et continue à s'accroître.
Tout ce que je souhaite, c'est qu'il s'accroisse encore longtemps mais une chose est sûre: c'est que je ne m'en séparerai pas.
Un détail me revient à la mémoire. Lorsque j'habitais Cannes, il m'est arrivé assez souvent de donner de grandes réceptions. Beaucoup de mes pipes étaient rangées sur mon bureau et il y avait des gens qui allaient et venaient dans toutes les pièces. Je me suis aperçu un jour que, presque chaque fois, une ou deux de mes pipes disparaissaient. Un jeune journaliste a même trouvé naturel de m'envoyer celle qu'il m'avait chipée en me demandant, comme on demande une dédicace, d'y graver mon nom.
Par la suite, quand je donnais une soirée, Aitken* était de garde au bureau et veillait à ce que mes pipes ne disparaissent plus.
Je ne donne plus de réception et mes pipes sont en sûreté. Ce n'est pas une collection. Certains collectionnent des pipes de divers modèles, de diverses matières. Les miennes se ressemblent comme des frères. Elles sont toutes en racine de bruyère. La plupart sont droites et je suis peut-être le seul à les reconnaître du premier coup d'oeil les unes des autres.
Je n'ai jamais rien collectionné. Comme je crois l'avoir dit un jour je serais plutôt un collectionneur d'êtres humains et tous ceux que j'ai rencontrés ont pris place, non dans la cave, bien entendu, mais dans ma mémoire. Cela fait beaucoup de monde.
Je rêvassais tout à l'heure, comme toujours au moment de la sieste, avant de m'assoupir, et je me suis souvenu du jour où j'ai acheté ma première pipe.
J'avais alors aux environs de treize ans. C'était le début de l'automne. Le mois précédent, pendant les vacances, j'avais connu mon initiation sexuelle. Je ne sais s'il y a un rapport entre les deux événements mais je n'en serais pas surpris. Tout à coup, je me sentais ou me croyais un homme et la pipe n'est-elle venue prendre sa place dans ma vie que pour l'affirmer?
C'était pendant la Première Guerre. Les marchands, qui font argent de tout, même des catastrophes, avaient créé un modèle particulier de pipe qu'on appelait les pipes torpilles. Très courtes, massives, elles avaient à peu près, en effet, la forme d'une torpille et elles étaient très à la mode. On les nommait aussi des brûle-gueules, car le fourneau vous touchait presque le nez.
Mes parents ont souri mais ne m'ont pas empêché de la fumer. J'ignore pourquoi j'ai choisi la pipe plutôt que la cigarette ou le cigare. Mon père fumait la cigarette. Il ne possédait qu'une seule pipe qu'il fumait de temps en temps, le soir, en lisant son journal, mais c'était assez rare. Aucun de ses frères ne fumait la pipe. Quant à mon grand-père, il avait une de ces longues pipes de vieillard, dont il tenait le fourneau à la main sur son ventre. Plus tard, à l'époque où j'ai commencé à écrire, c'est-à-dire vers les seize ans, j'en ai acheté une de ce genre, en écume, qui devait me donner une silhouette ridicule.
Je ne me doutais pas que la pipe finirait par faire en quelque sorte partie de moi-même au point que, quand les photographes viennent me voir pour un journal ou un magazine, quand la télévision fait une émission, on ne manque jamais de me dire:
— Votre pipe, Monsieur Simenon !... Sinon on ne vous reconnaîtrait pas...
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*Joyce Aitken fut la fidèle collaboratrice de Simenon
Merci à Pierre Fesquet de nous avoir indiqué ces pages
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20 commentaires :
Super bonne idée le podcast ! Bravo.
Simenon commencé à fumer la pipe à 13 ans. Et a vécu jusqu'à 86 ans. 73 ans de fumage de pipe... Belle carrière.
Quand j'avais vingt ans puis vingt cinq ans, je m'étais promis de ne jamais fumer contrairement à mes parents. Sauf que parfois mon père fumait la pipe et que j'aimais l'objet. Et puis dans les années quatre vingt dix est parue toute l'oeuvre romanesque de Simenon et donc tous les Maigret. Encore plus envie d'avoir quelques pipes. Le hasard de la vie m'a amené à Saint Claude j'ai acheté ma première pipe et bien sur j'ai oublié mon engagement je suis allé acheter du tabac (de l'Amsterdamer). Etant lyonnais ma deuxième pipe a été une Nicolas. Mais la lecture de l'oeuvre de Simenon a été déterminante dans mon initiation au monde de la pipe et du tabac. Je le relis toujours et je suis bien heureux d'avoir découvert de beaux objets associés à de belles rencontres la plus belle d'entre elles étant celle de mon ami Pierre Morel, une vraie belle personne.
Merci Nicolas de nous permettre par l'intermédiaire de votre blog de faire d'autres belles rencontres.
Cordialement.
Jean-Philippe
Quel plaisir de lire ce court extrait de la vie "tabagique " de Simenon
C'est comme d'habitude bien écrit et on se prend à souhaiter de lire la suite si tant d'ailleurs qu'il y en ait une
Merci infiniment Nicolas
J'ai toujours aimé Simenon et pas que pour Maigret. mais c'est vrai que dans les enquêtes du commissaire, la pipe y est régulièrement citée et décrite. Avec le soin du détail que seul un fumeur de pipe peut connaître. Merci pour ce texte et cette lecture.
Merci Nicolas de nous avoir fait partager ce passage autobiographique de ce grand auteur qu'est Simenon! Les passionnés de la pipe à tabac se reconnaissent tous d'une façon ou d'une autre dans cette évocation du rapport, voire de la complicité, qu'il établissait avec ses pipes..
Merci Nicolas,
il y a cela aussi.http://www.rts.ch/archives/tv/information/madame-tv/3473590-les-pipes-de-maigret.html
Merci Loïc pour ce lien.
http://www.rts.ch/archives/tv/information/madame-tv/3473590-les-pipes-de-maigret.html
On voit bien dans le reportage vidéo qu’il ouvre une boîte de Dunhill Royal Yacht.
Formidables texte et reportage. En effet je sais que Simenon appréciait le Royal Yacht. Il était assez peu aventurier pour ses pipes comme pour son tabac.
Merci Nicolas pour la version audio !
On peut l'écouter en fumant... ça réconforte.
Amitiés
Merci à Pierre Fesquet pour le texte et à Nicolas pour la voix.
Simenon affirmait en 1985 posséder plus de 300 pipes. Si on lui en volait parfois, il lui arrivait aussi d'en donner. Voici deux liens intéressants.
Concernant le premier, la pipe cassée a finalement été adjugée 650 euros. Vous pourrez voir Simenon avec une improbable moustache…
https://www.lesoir.be/141126/article/2018-02-21/une-vente-simenonienne-chez-ferraton
Et avec celui-ci, vous assisterez à la vente d'une de ses bruyères :
https://www.facebook.com/AffaireConclue/videos/439421063483585/
https://www.lesoir.be/141126/article/2018-02-21/une-vente-simenonienne-chez-ferraton
https://www.facebook.com/watch/?v=439421063483585
Etonnant cet attachement à une pipe cassée, brûlée (sur le document du Soir de Bruxelles.
Passionnants documents, l'extrait des mémoires de Simenon et des documents de Matt. Merci pour ce travail de fouilles que vous faites. Le son en podcast, belle idée Nicolas.
http://www.rts.ch/archives/tv/information/madame-tv/3473590-les-pipes-de-maigret.html
Voilà un bien intéressant reportage qui tort le coup à ce que Simenon appelle donc lui-même une légende : le bourrage d'une dizaine de pipes, avant qu'il se mette à écrire, et qui s'étalent bien disposées devant lui sur sa table de travail. Je pensais que c'était vrai (l'ai-je lu quelque part ?) et que c'est pour cela qu'il avait demandé à Dunhill de lui fournir une version personnalisée du Royal Yacht, en coupe plus grosse, afin que le tabac sèche moins rapidement alors qu'il était déjà dans les pipes en attente d'allumage. J'ai en mémoire (mais d'où ?) que ce tabac particulier, dénommé "Mélange du commissaire" était spécialement envoyé de Londres à Lausanne, chez "Besson" dont Simenon était un fidèle client ; mais il est vrai que c'était déjà vers la fin de sa vie. Toujours en lien avec ce reportage, qu'il me soit permis de rapporter ici, alors que j'étais étudiant à Liège, ma visite au Fonds Simenon, conservé au Château de Colonster, sur le campus universitaire du Sart-Tilman (Université de Liège). J'avais demandé à la responsable du fonds en question, s'il était aussi riche des pipes de l'écrivain et, le cas échéant, si je pouvais venir les voir. Ayant reçu une réponse positive, je me suis rendu, toutes affaires cessantes (les lecteurs belges comprendront si je dis que pour l'occasion, j'ai "brossé" quelques heures de cours), à Colonster où l'on m'a, très gentiment, montré les pipes en question. Ma déception était grande, car elles étaient semblables à celles que, dans le reportage, Simenon tire du tiroir en expliquant que si ce sont des cadeaux auxquels il est attaché, il ne les fume pas. Et pour cause, celles que je pouvais voir n'étaient pas des "vraies" pipes d'un fumeur averti, mais bien des objets décoratifs. A l'exception de deux Charatan exceptionnelles, des magnifiques billiard dont les flammes étaient presque arrogantes : des bijoux. Mais pas une seule Dunhill comme en fumait pourtant Simenon durant les dernières années de sa vie dans la petite maison rose.
Théodog nous parle du Dunhill Royal Yacht alors qu'il l'a
si sévèrement critiqué dans "Font-ils un tabac?" n'26. Les
goûts des uns ne sont pas forcément les goûts des autres.
Donnons la parole à Georges Simenon qui évoque son tabac, et l'incertain désir d'en changer, dans "Des traces de pas", récit autobiographique de 1975 :
"Ce matin, je me suis offert une petite distraction. Depuis plus de vingt-cinq ans, et déjà quand je vivais en Amérique, je fumais du tabac Dunhill, le Royal Yacht Club, et depuis ces dernières années, on me coupe même les feuilles d'une certaine façon, ce que Dunhill a appelé la coupe Maigret.
Pourquoi ai-je eu envie de changer éventuellement de tabac ? Je me suis fais conduire dans le magasin qui a presque toutes les marques mondiales. J'ai acheté sept ou huit boîtes de tabacs différents. Maintenant même, tout en dictant, je suis en train d'en essayer un.
Il me paraît meilleur que mon tabac habituel, mais ce n'est peut-être que l'effet de la nouveauté."
J'applaudis Rodoc pour son commentaire que je trouve superbe !
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