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Exemple

10 août 2020

► André Thevet contre Jean Nicot: l'oublié de l'Histoire


André Thevet : le géographe officiel du roi, éclipsé par Jean Nicot 

André Thevet naquit à Angoulême ou près d'Angoulême vers 1516. Entré au couvent des Cordeliers d'Angoulême, il s'intéressa assez tôt aux voyages et aux explorations en ce siècle de la Renaissance qui suivait immédiatement la découverte de l'Amérique. 

S'étant attiré la protection du cardinal Jean de Lorraine, ce dernier lui donna l'opportunité de participer à plusieurs voyages, d'abord en Méditerranée, puis au Brésil à la fin de l'année 1555. C'est à partir de ce dernier voyage qu'il va publier en 1557 à Paris Les singularitez de la France antarctique, la France antarctique désignant les côtes brésiliennes explorées. Dans cet ouvrage que Claude Levi-Strauss qualifiera plus tard de « capital pour (...) la connaissance des tribus perdues du littoral sud-américain », André Thevet livre une description assez développée du tabac, de son usage et de ses effets (le texte ci-dessous n'a été que légèrement modernisé et conserve donc des particularités de la langue de l'époque) : 

« Autre singularité d’une herbe qu’ils nomment en leur langue pétun, laquelle il porte ordinairement avec eux, pource qu’ils l’estiment merveilleusement profitable à plusieurs choses. Elle ressemble à notre buglosse. 

Or ils cueillent soigneusement ceste herbe et la font sécher à l'ombre dans leur petites cabanes. La manière d’en user est telle : ils l’enveloppent, estant seiche, quelque quantité de ceste herbe en une feuille de palmier qui est fort grande, et la roulent comme de la longueur d'une chandelle, puis mettent le feu par un bout, et en reçoivent la fumée par le nez et par la bouche. Elle est fort salubre, disent-ils, pour faire distiller et consummer les humeurs superflues du cerveau. Davantage, prise en cette façon, fait passer la faim et la soif pour quelque temps. Parquoi ils en usent ordinairement, même quand ils tiennent quelque propos entre eux, ils tirent cette fumée, et puis ils parlent… Vrai que si on en prend trop cette fumée ou parfum, elle entête et enivre, comme le fumet d’un fort vin. »

En 1560, Jean Nicot, ambassadeur de France au Portugal, fait parvenir du tabac à la régente Catherine de Médicis, pour soigner ses migraines et celles de son fils François II. La courte existence de François II ne fut pas prolongée par ce remède mais le succès rencontré par cette plante à la cour des Valois établit la renommée de Jean Nicot dont le nom est alors utilisé pour désigner le tabac. 

André Thevet, devenu depuis géographe du roi, s'en plaint en ces termes dans sa Cosmographie universelle (la cosmographie comprend notamment la géographie) publiée en 1575 : 

"Je puis me vanter avoir este le premier en France qui a apporte la graine de cette plante, et pareillement semé et nommé ladicte plante l'Herbe Angoumoisine. Depuis, un quidam qui ne fit jamais le voyage, quelque dix ans après que je fusse de retour de ce pays lui donna son nom." 

Cette revendication ne suffira pas à éteindre la célébrité de l'habile diplomate. Les botanistes et agronomes, notamment Olivier de Serres, emploieront tour à tour les noms d'herbe à Nicot, de nicotiane, de tabacum, avant que le naturaliste suédois Carl von Linné ne consacre le nom binominal de nicotiana tabacum en 1753. 

Une question demeure : où André Thevet sema-t-il ses graines de tabac en 1556 juste à son retour du Brésil ? Etait-ce dans son couvent des Cordeliers à Angoulême comme certains de ses biographes l'ont écrit ou, plus probablement, à Paris où il était occupé à faire publier le récit de son voyage au Brésil ? Quoi qu'il en soit, le nom d'herbe angoumoisine qu'André Thevet avait donné en raison de ses origines charentaises ne sera pas passé à la postérité. Ayant probablement été le premier Français à faire pousser du tabac en France, et, ce qui est certain, le premier à en donner une description précise, il avait omis d'en offrir à la reine. Ce fut son crime. 

Dans leur article consacré au tabac, son nom ne sera cité ni dans l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, ni dans les éditions successives du dictionnaire de l'Académie française. Le poète Pierre de Ronsard avait pourtant comparé les expéditions d'André Thevet à l'épopée mythique des Argonautes notamment en ces quelques vers : 

Or si Jason a tant reçu
De gloire pour avoir déçu
Une jeune infante amoureuse...
Combien Thevet au près de luy
Doit avoir en France aujourd'hui
D'honneur, de faveur et de gloire
Qui a vu ce grand univers

 
Ode à André Thevet, angoumoisin, Pierre de Ronsard, 1560


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9 commentaires :

Gilmieug a dit…

Merci à Matthias d'avoir rédigé ce texte intéressant, qui rend à Thevet ce qui n'appartient pas à Nicot...

Michel a dit…

Un grand merci à Matthias pour cet article à la gloire d'un oublié de l'histoire mais qui
malheureusement n'est pas le seul dans ce cas . La liste est longue

mpm.bandit a dit…

Thevet navait pourtant omis aucune des phases de la découverte scientifiques que sont :

Savoir, Savoir faire, Faire et faire savoir puisqu'il réussit à capter l'usage, le mode de culture et de maturation, à les maîtriser et les reproduire en d'autres terres puis à collationner l'ensemble de ces éléments et à en faire publication. Il semblerait qu'il ne lui manqua qu'un peu d'opportunité et de diplomatie . . .

C'est malheureusement souvent l'opportunité qui fait défaut et nombre de découvertes sont attribuées, à tord, à celui qui donnera sa notoriété au produit.

C'est ce qu'avait bien compris Thomas Edison qui ne découvrit au final que bien peu de choses si ce n'est le talent d'autres découvreurs et l'art et la manière de s'attirer tout le mérite et les profits de leurs découvertes.

MPM

Nicolas de Pipe Gazette a dit…

Dans "Rouge Brésil", le roman de Jean-Christophe Rufin, qui relate l'expédition française sur la côte brésilienne (débutée en 1555), l'auteur fait dire à un des personnages, à propos de Thevet qui avait fait partie du voyage mais était rentré en France:

"Thevet... chercha du Pont. N'est-ce pas celui qui a rapporté cette herbe qu'il fait fumer tout autour de lui? Il nomme cela angoumoisine parce qu'il est natif d'Angoulême et se dispute comme un chien avec Nicot, qui prétend la tenir avant lui des Portugais".

(page 315 de l'édition originale chez Gallimard)

Le Piperrant a dit…

Le plaisir de lire Pipe Gazette réside dans le fait que le lecteur apprend toujours des choses intéressantes à propos de la pipe à tabac et les tabacs... Ce n'est jamais du temps gâché mais un enrichissement culturel indéniable!
Merci Mathias pour ta contribution et merci Nicolas de maintenir un niveau d'information journalistique aussi élevé et décent !

Jack a dit…

Le géographe, l’historien, l’anthropologue, nous informent et nous interpellent que le tabac à aussi ces usages sociaux, au même titre qu’il existe des arts du bien boire, du bien manger. Thevet rappel La fonction sociale du tabac vecteur de communication dans de nombreuses sociétés . Avec Thevet il y a de l’altérité. parler du tabac, une appropriation dans son histoire et sa culture « de l’autre «  souvent ignoré dans son altérité.
Merci pour la piqûre de rappel. Jack

Anonyme a dit…

Merci à tous pour vos commentaires. Si Thevet est tombé dans l'oubli, c'est sans doute parce que l'Histoire est une machine à éclipses. Si vous passez un jour dans la rue de Bièvre, à Paris, vous aurez une pensée pour André Thevet qui fixa là sa résidence. Pourtant, c'est en général à un autre personnage (charentais lui aussi...) que l'on songe quand on y déambule. Encore une éclipse...


Matthias

Jean-Claude Zawich a dit…

Formidable article. merci beaucoup, Matthias.

Nicolas de Pipe Gazette a dit…

Dans le Petit Larousse 2020, il est dit que Jean Nicot a introduit le tabac en France, tandis qu'André Thevet n'est même pas cité... Misère !